Dans les larges avenues de Kaduna, ville aux confluents du nord et du sud du Nigeria, les véhicules sont rares, et ils mettent les gaz. Les policiers corrompus avaient tenté une petite réapparition surprise, dans la matinée, pour essayer de coincer quelques malheureux du volant et leur infliger une amende express pour remplir leurs poches d’uniforme, vidées par le quatrième jour de tension électorale (on a voté samedi 28 avril, les frontières avaient été fermées, la circulation interdite, les avions cloués au sol).
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Mais en milieu de journée, même les vautours de la route ont prudemment disparu. Des camions de soldats, de temps en temps, passent aux carrefours importants, mais le déploiement tant redouté de forces armées qui annoncerait l’interruption du processus électoral, l’usage de la force et toutes les violences associées, n’a pas eu lieu. Alors, tout de même, la tension a beau rester vive, chacun se prend à espérer désormais : et si l’élection se terminait par un de ces miracles dont le Nigeria est coutumier ?
Gigantesque calculatrice
Kaduna, comme le pays, devrait être vite fixée, dans les heures à venir, si tout va bien : il ne reste qu’un tiers des résultats à proclamer (sur les 36 que compte la fédération en plus de la capitale, Abuja), et le dénouement approche. Dans les quartiers pro-opposition, où le All Progressives Congress (APC) et son candidat, Muhammadu Buhari, font des scores écrasants, c’est-à-dire en somme la partie Nord de l’Etat comme de la ville, on a déjà acheté des vaches pour fêter la victoire. C’est encore un peu tôt, mais ce n’est plus impossible. Muhammadu Buhari, en milieu de journée, a encore environ deux millions de voix d’avance, un chiffre qui oscille à mesure que tombent les résultats d’Etats hostiles ou favorables au parti au pouvoir, le Parti démocratique populaire (People’s Democratic Party, PDC) et son candidat, le président sortant Goodluck Jonathan.
Que se passe-t-il en attendant à Kaduna ? Rien, justement. La ville a appris la prudence dans le sang versé des élections ou des tensions inter-religieuses passées. Les quartiers généraux des partis politiques ? Ils sont vides (pendant la campagne, on a tenté de brûler celui du PDP, ce n’est pas là qu’il faut traîner pour qui veut être prudent). Il n’y a, en ce mardi 31 mars, qu’une activité qui vaille dans la grande ville du Nord, et c’est de regarder la télévision. Pour une fois, à l’écran, se joue la vie de la ville, mais aussi de tout le Nigeria, avec la diffusion en direct, heure par heure.
A Abuja, la capitale, le président de la Commission nationale électorale indépendante, Attahiru Jega, a repris imperturbablement la direction de l’annonce de ces résultats. Etat par état, cela prend du temps. Le Nigeria est désormais une gigantesque calculatrice. Et les statistiques de tous bords commencent à mener vers la même conclusion : l’avance du candidat de l’opposition, Muhammadu Buhari, a de moins en moins de chances d’être renversée. Goodluck Jonathan peut-il reprendre la tête, lors de l’annonce, encore à venir des résultats, d’Etats qui lui sont favorables ? De moins en moins d’observateurs y croient.
Si tout continue sur ce mode, le Nigeria connaîtra le nom de son nouveau président dans les heures qui viennent. « Et si l’opposition gagnait… ? », se met à rêver Ahmed Tijani Ramalan, PDG du groupe de médias Liberty. Le parti au pouvoir va-t-il tenter, dans la dernière ligne droite, une manœuvre plus corsée pour éviter la défaite ? La ministre de l’environnement du gouvernement de Goodluck Jonathan, Lawrencia Laraba Mallam, originaire de Kaduna, déclare son intention de contester des résultats pour cet Etat (1,1 million de voix pour Buhari, et 484 000 pour le PDP de Goodluck Jonathan), comme d’autres responsables ailleurs dans le pays. Ce ne sont pas des recours qui auront le pouvoir, à ce stade, d’inverser la tendance.
« Ils ont triché, c’est sûr »
Alors, dans le sud de Kaduna, on est sonné. Un responsable local du PDP, vers la zone industrielle, qui préfère qu’on ne l’appelle que par son prénom, Mathew, dit son abattement face à l’éventualité de la défaite. « Ils ont triché, c’est sûr, où sont nos votes ? », proteste-t-il mollement. Kaduna, en 2011, avait vu éclore des violences entre chrétiens et musulmans immédiatement après la proclamation de la victoire de Goodluck Jonathan, déjà opposé à Muhammadu Buhari, qui n’avait pas encore pris la tête d’une coalition de l’opposition. Ici, la peur des jours de résultats n’est donc pas une vue de l’esprit. Cette fois, il pourrait en être autrement en cas de victoire de l’opposition. Une source proche de l’état-major APC de l’Etat affirme que des consignes ont été données pour « que les célébrations restent privées, et discrètes autant que possible » en cas de victoire, pour une raison simple : « S’il y a des manifestations publiques, il y a tout de suite des violences. »
Et si Buhari gagnait ? « Il faudrait qu’il se consacre en priorité à la sécurité, à notre sécurité, et ensuite à l’emploi, à l’économie, et à mettre fin à la corruption de ce pays », répond Ola Tundi, habitant du quartier populaire de Tudun Wada, une zone presque fanatiquement en faveur de l’APC.
En milieu de journée, un ancien ministre a bien tenté d’interrompre, avec des manières tout droit sorties de la rue, la publication des résultats à la commission électorale indépendante, l’INEC (Independent National Electoral Commision). Criant, tempêtant, il n’a réussi qu’à se couvrir de ridicule. A ce stade, mardi après-midi, il ne reste « qu’un coup d’Etat pour inverser la tendance, c’est-à-dire en gros, tenter d’imposer par la force des résultats absurdes pour les Etats restants, puis instaurer un couvre-feu, mais je crois qu’on n’en est plus là. L’armée a ses divisions, et a peu de chances de soutenir un tel scénario », note une source bien informée.